Bon j’avoue, cela faisait presque six mois que j’attendais cet atelier. J’avais déjà été bien séchée par l’intervention d’une heure de Magali Jacquemin qui était venue présenter son bouquin1 au congrès de l’ICEM.
Le plus bluffant c’est sa capacité à donner un tel sens politique à sa pédagogie, je veux dire à faire vivre ce sens politique concrètement dans sa classe et à emmener ses élèves de REP+ du nord de Paris à un tel degré d’exigence dans leurs apprentissages et leurs productions, notamment dans sa matière de prédilection : l’histoire
Il faut dire qu’elle a un doctorat en histoire, ce qui lui fait une belle corde à son arc !
Je n’étais pas la seule à avoir envie d’approfondir son travail, et nous — à l’ICEM 69 — l’avons donc invitée à une journée de travail. Au programme : les fictions historiques et une réflexion sur la constitution de dossiers documentaires — historiques of course !
Ce n’est pas une méthode c’est un changement de paradigme
« Ici nous chercherons à montrer comment l’enseignement de l’histoire, tourné vers la pratique sociale de référence qu’est le métier d’historien·nes, peut être source d’émancipation individuelle et collective pour les enfants, c’est-à-dire source de découverte de soi, de libération et de transformation »
M. Jacquemin, des élèves à la conquête du passé, p.10
Ce que Magali propose n’est pas une méthode toute faite avec une série de séance à recopier, non. C’est une approche globale de l’histoire : ce n’est pas lire des documents, les comprendre en répondant à des questions, ce n’est pas non plus faire des exposés, c’est aller plus loin : devenir soi-même historien·nes, à son niveau d’enfants de 9- 10 ans.
C’est être mis en contact avec des sources primaires, ou avec des écrits d’historien·nes : apprendre à observer, à faire des hypothèses, à confronter des documents pour construire un savoir historique nouveau.
Voilà donc pourquoi cette pédagogie est émancipatrice : s’approprier des documents, construire du savoir collectivement, exercer son esprit critique, devenir auteur·rice de son propre savoir.
« Ainsi, l’histoire devient émancipatrice d’abord parce que, pratiquée hors des dogmes qui voudraient qu’elle produise un récit lisse et uniforme, elle permet à chacun·e de s’y inclure, de la faire sienne et de considérer qu’elle est source d’esprit critique sur le monde tel qu’il va »
magali jacquemin, ibid, p.183
L’histoire par nécessité
Mais partir d’où ? Partir du désir et de l’envie des enfants… Bon, ça, en pédagogie Freinet, c’est la base : la classe promenade pour découvrir son milieu et se poser des questions est un prétexte à chercher, trouver des réponses, communiquer avec les parents, le quartier…
Magali raconte tout cela dans son livre, mais aujourd’hui elle vient approfondir spécifiquement l’écriture de fictions historiques.
Le point de départ : une courte histoire ou un journal intime2 lu aux enfants.
À partir d’un processus d’identification, en s’attachant aux personnages fictifs qu’ils rencontrent, les enfants vont se poser des questions et chercher à découvrir une époque, une manière de vivre, un contexte politique, et ce, pour pouvoir écrire l’histoire de leurs personnages historiques.
Bien sûr, il faut qu’il puisse y avoir identification, et ce sont donc de petits récits fictifs (ou non) parlant de la vie d’un enfant à une période donnée qui sont proposés à la classe. On va d’abord travailler avec les enfants les différents types de ressorts d’une fiction historique à travers le texte proposé.
On va leur demander de chercher deux types d’indices dans le texte :
- « Quelles techniques a utilisé l’auteur·rice pour que vous vous mettiez à la place de l’héroïne ? Qu’est-ce qui vous touche, qui vous permet de vous identifier ? » (Par exemple l’utilisation du « je », la description des émotions, des sensations, des pensées intimes…)
- « Comment l’auteur·rice vous a-t-elle fait comprendre le contexte historique ? » (à travers le lexique, les formes du langage, des précisions sur la vie de l’époque….)
La production d’écrits comme prétexte pour faire de l’histoire
Une fois ce travail en collectif terminé, c’est le moment du travail individuel :
« Vous allez vous mettre à la place du personnage et écrire la suite de cette histoire. »
Dans la classe de Magali, les enfants pratiquent déjà le texte libre et ont l’habitude d’un travail ritualisé autour de l’écrit. C’est peut-être un préalable à penser avant de commencer.
Là, c’est un projet de longue haleine qui est lancé, car il va falloir accompagner les enfants tant du point de vue narratif et syntaxique que du point de vue historique :
- alimenter de manière variée les recherches historiques des enfants :
- recherches documentaires individuelles et/ou collectives,
- leçons plus « classiques » dites « intercalaires » sur la période historique concernée
- réaliser des chronologies des différentes sources utilisées
- prévoir des sorties aux archives départementales pour amener une dimension plus locale et aussi plus réaliste
- apport de sources visuelles pour permettre aux enfants de se faire une image mentale de cette période.
- travailler les textes d’un point de vue narratif :
- prévoir du temps pour l’écriture
- prévoir du temps de présentation à la classe des textes en cours, aussi pour partager le travail de recherche
- assurer les corrections et suivi de l’avancée des récits,
- prévoir des toilettage de textes (un article à venir) : c’est à dire proposer régulièrement un travail collectif sur le texte d’un élève où les enfants de la classe vont pouvoir corriger l’orthographe, la grammaire, la syntaxe, travailler sur le style mais aussi apporter de nouvelles idées, et questionner le réalisme historique du récit.
Une approche foisonnante et complexe
Bon on ne peut pas dire le contraire, c’est pluri-disciplinaire : histoire, lecture, production d’écrits, EMC, étude de la langue… ça vaut le coup d’y passer du temps… et du coup ce n’est pas si difficile de trouver du temps dans le planning !
C’est une approche complexe et foisonnante qui demande de la préparation mais aussi la capacité à s’adapter aux demandes des élèves, et où il est probable que le sacro-saint programme ne sera pas terminé. De toute façon, il sera répété en intégralité au collège puis au lycée, autant leur donner les moyens de faire de l’histoire, je veux dire faire de l’histoire pour de vrai, comme un·e historien·ne !
Le jeu en vaut la chandelle : donner aux élèves les moyens d’être auteur·rices de leurs propres savoirs, de devenir chercheur·euses en ayant un vrai désir d’apprendre sans subir des dates et des événements qui ne font pas sens, d’exercer leur esprit critique en émettant des hypothèses et en les confrontant aux sources, de leur faire vivre le plaisir intellectuel de la découverte.
Malgré mes peurs et mes doutes…
J’ai décidé de me lancer dans cette aventure, dès cette année, modestement bien sûr. Ce ne sera peut-être pas mon projet de l’année, je vais peut-être même continuer à utiliser mes anciennes méthodes sur une partie de l’année mais je vais tester et construire progressivement, en espérant partager mes recherches et trouvailles au plus vite, et peut-être avoir la fierté d’avoir réussi à mener mes élèves, un peu plus sur la voie de l’émancipation politique.
« Transformer la classe en « classe Freinet » n’est pas allé de soi. Il a fallu tâtonner, lâcher prise pour laisser faire les élèves et résister aux injonctions institutionnelles »
magali jacquemin, ibid p.16
Je ne peux que vous conseiller d’acquérir le livre de Magali, livre-témoignage qui détaille ses pratiques pédagogiques mais qui fait surtout naître le désir de changer et l’envie d’aller vers une pratique émancipatrice de la classe !
- Magali Jacquemin (2023). Des élèves à la conquête du passé : Faire de l’histoire à l’école primaire. Libertalia. ↩︎
- Nous avons travaillé à partir d’une histoire issue de la collection Lectures thématiques
Carpentier, M., & Faucon, C. (2013). Lectures en Histoire cycle 3 : Révolution et XIXè siècle – XXè siècle. Hachette Education. ↩︎